Une lecture féministe de l'histoire médicale. Hommage à Barbara Ehrenreich

30 juin 2025 | Stéphanie Barahona

Décédée le 1er septembre 2022, Barbara Ehrenreich n'avait cessé, à travers son œuvre, d'interroger le primat de la science médicale et de désacraliser les rituels qui maintiennent son autorité. Cette critique se décline aussi bien dans ses écrits qu'à partir de son expérience de la maladie.

Depuis Sorcières, sages-femmes et infirmières, écrit avec Deirdre English, suivi du pamphlet Fragiles ou contagieuses, la militante féministe et socialiste Barbara Ehrenreich a soutenu le projet d'une histoire féministe de la professionnalisation de la médecine. Titulaire d'un doctorat en immunologie cellulaire, ses plus récents livres ont complété sa critique du fétichisme scientifique, qu'elle nomme le « vernis de la science », conférant à la médecine des pouvoirs justifiant des pratiques sexistes, classistes et racistes. En effet, selon Ehrenreich, les discours médicaux, sous l'égide bienveillante de la santé, imposent leurs fictions dominantes telles que le cancer comme combat individuel ou la maladie comme récit patriarcal. En monopolisant la pratique du soin, l'institution médicale s'est attribué la compétence ultime en matière de contrôle de la population. Son histoire et ses intérêts économiques actuels révèlent les liens ténus entre la science et la pratique médicale effective.

Guerre aux travailleuses de la santé

L'histoire de la professionnalisation de la médecine pourrait être résumée à une lutte acharnée contre les femmes en tant que travailleuses de la santé. Cette lutte pour le monopole de la médecine, corrélée à la lutte des classes, s'opère en deux phases historiques : la chasse aux sorcières dans l'Europe médiévale et la montée de la profession médicale en Amérique du Nord à la fin du XIXe siècle.Ehrenreich démontre que la première phase fut supportée par l'Église pour qui les guérisseuses représentaient une menace à la fois politique, religieuse et sexuelle. Ces empiristes hérétiques, qui avaient un pouvoir positif sur la reproduction et un rôle important dans les économies locales, étaient souvent soutenus par des mouvements anticléricaux ou des organisations paysannes. Dès le XIVe siècle, cette guerre aux guérisseuses engendre l'axe Église-État-corps médical et inaugure un marché où la médecine est basée sur l'éminence plutôt que sur l'évidence (la preuve scientifique).

À la fin du XIXe siècle aux États-Unis, la concurrence entre médecins et soignantes, puis entre médecins et praticiens de médecines alternatives, culmine par le monopole que l'on connait grâce au soutien direct des entreprises capitalistes (Rockefeller et Carnegie). L'organisation du travail dans l'institution médicale occidentale est à l'avenant : les femmes sont les ouvrières d'une industrie où médecins et directeurs d'hôpitaux sont les patrons. Ehrenreich souligne qu'en toute logique patriarcale, les femmes deviennent l'objet d'étude privilégié de la médecine et font les frais de théories paradoxales : maladies et dangerosités leur sont imputées suivant des intérêts de classe et des impératifs de clientélisation. La fin du XIXe siècle voit la justification du sexisme passer d'un discours religieux aux arguments biomédicaux. Avec l'apparition des catégories infirmière/médecin, l'acte du soin et celui de la guérison achèvent leur divorce : « Tout le crédit de la guérison va naturellement au médecin, car lui seul participe à la mystique de la Science. » Une autorité qui ritualise dangereusement la pratique médicale et antagonise le patient, selon elle.

Santé publique, induction de comportements

La médecine comme technologie de pouvoir afférente au patriarcat capitaliste s'incarne aussi dans les formes et fonctions de la santé publique. Depuis les campagnes de mouvement de tempérance (antialcoolisme) ou de pureté sociale (antiprostitution) jusqu'à la guerre au tabagisme, véritable guerre aux pauvres, la santé publique brandit des discours moralistes pour étouffer le plus souvent ses intentions de contrôle de la population [1]. Sa fonction régulatrice est facilitée par les liens bureaucratiques et historiques étroits qu'elle entretient avec la police.

On retrouve un même écart entre discours et raisons scientifiques dans l'impératif à la prise en charge individuelle de notre santé, qui, rappelle Ehrenreich, ont suivi aux États-Unis le développement des assurances maladie, ces régimes qui ont aussi mis la table à la lucrative industrie du fitness. Être en santé semble signifier être apte à la dépense. Selon elle, il est impératif que la culture occidentale cesse de percevoir la mort comme un échec. À l'intérieur d'un système de santé inique, le cumul d'actions à mener pour s'harnacher à la vie — sans égard à sa qualité — ne peut qu'épuiser, appauvrir et humilier certaines populations. Ehrenreich compare le cabinet du médecin à un lieu de confession des transgressions où sera rendu un verdict d'innocence ou de culpabilité, procès qui s'étend jusqu'au décès sur lequel sera opérée une autopsie biomorale : quelles négligences individuelles sont en cause ? « Chaque mort peut désormais être comprise comme un suicide », déplore-t-elle.

Dans l'expérience de la grande maladie, l'injonction à la Santé s'accompagne d'une sommation au triomphalisme. C'est l'expérience que Barbara Ehrenreich en fait quand elle reçoit à 56 ans un diagnostic de cancer du sein. Dans l'article Welcome to Cancerland, elle s'insurge contre la culture du cancer du sein qui valorise la positivité et la guérison miraculeuse. Ce culte du cancer célèbre la lutte individuelle comme un chant épique contre la maladie plutôt qu'une reconnaissance des facteurs sociaux et environnementaux qui peuvent contribuer à sa prévalence. Les entreprises et laboratoires ayant fait leur miel de la cause du cancer du sein, courtisant un marché de femmes d'âge moyen ou offrant des traitements pharmaceutiques couteux et semi-toxiques sont ceux-là même, grands pollueurs, qui émettent des cancérigènes. Ce faisant, ils placent les femmes en position d'alliées involontaires des entreprises qui les rendent malades. Ehrenreich regrette que la colère soit évacuée de ces mouvements sans mobilisation politique contre le « complexe industriel du cancer ». Dans le cas précis du cancer du sein, la thématique sexiste et infantilisante incarnée par les ours en peluche et les crayons roses reconduit une logique d'obéissance aveugle à des protocoles médicaux connus pour leur efficacité limitée.

Mouvement pour la santé du peuple

Il faut souffrir pour ne pas mourir : telle est la maxime sociale qui justifie l'acharnement thérapeutique. Mais pourquoi s'échiner à prévenir la fin d'une vie déjà confisquée par la médecine, déterminée par notre statut socio-économique et des facteurs environnementaux et dont la prise en charge sera assujettie à notre valeur sur le marché du travail ? Dans une institution où l'on répertorie décervelage (gaslighting) médical, violences gynécologiques et obstétricales et biais racistes, classistes et sexistes dans la reconnaissance de la douleur, qui peut prétendre avoir les clés de sa santé ? À l'instar du mouvement pour la santé du peuple [2], le féminisme informe la lutte contre l'élitisme médical. Pour Barbara Ehrenreich, les ultra-riches s'illusionnent aussi. Elle se rit de la complaisance particulière des transhumanistes de la Silicon Valley qui voient leur corps comme un programme perfectible et pour qui chaque heure est un pas de plus vers la science de l'immortalité. Si le peu d'argent vous éloigne de l'accès à la santé, beaucoup de pouvoir semble vous éloigner de la science.

Heureusement, le projet critique d'Ehrenreich offre une éducation militante et propose des formes de résistance contre les pratiques abusives et des moyens de s'affranchir de la dépendance aux techniques médicales. Elle prône d'abord une prise de conscience par l'éducation pour les femmes axée autour d'une justice épistémique, référant à la production du savoir scientifique à partir d'une diversité d'expériences et de perspectives, suivi d'une juste distribution de ce savoir. Ensuite, elle valorise une organisation collective par le biais de groupes de femmes/féministes dont il existe plusieurs exemples passés et actuels : les groupes féministes comme Action cancer du sein qui politise la lutte, ou le mouvement self help qui encourage l'autoéducation et l'autoexamen du corps afin de prendre des décisions éclairées en matière de soin. Enfin, elle milite pour le développement d'une expertise médicale désintéressée et alternative qui dépasserait toute logique de marché. Ceci commande un appel politique à la transparence des laboratoires de recherche et une critique des normes de genre et de race qui sous-tendent les pratiques médicales.

Les recherches de Barbara Ehrenreich démontrent que le discours médical n'a pas suivi le progrès technologique, mais a plutôt axé ses efforts sur un marché à conquérir et une idéologie à véhiculer pour sécuriser ce marché. Elle n'a pas oublié en contrepartie d'offrir à toutes une harmonie de colère et d'indignation : « Ce qui m'a soutenu tout au long des “ traitements ” est une rage purificatrice, une résolution — encadrée par les nuits blanches de la chimiothérapie — de voir le dernier pollueur, avec, disons, le dernier agent de l'assurance maladie, étranglé avec le dernier ruban rose. »


[1] Le mouvement pour le contrôle des naissances, en dépit d'une initiative féministe, a répondu à un terrible agenda raciste et classiste.

[2] Le mouvement pour la Santé du Peuple (1830-1840) attaque l'élitisme médical et est corrélé aux États-Unis aux mouvements féministes autant qu'auront pu l'être les luttes pour le droit de vote.

Stéphanie Barahona est éditrice chez Remue-Ménage.

OEUVRES CITÉES
Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes, infirmières. Une histoire des femmes et de la médecine, Montréal, les éditions remue-ménage, 2016 [1976], 108 pages.
Barbara Ehrenreich, Natural Causes. Life, Death and the Illusion of Control. Londres, Granta, 2018, 256 pages.
Barbara Ehrenreich, Deirdre English, Fragiles ou contagieuses. Le pouvoir médical et le corps des femmes, Paris, Cambourakis, 2016, 160 pages.

Illustration : Marcel Saint-Pierre, Vert signal, 1998, détail, série Zones grises. Pellicule d'acrylique sur toile, 210 x 130 cm. Collection Denis Gascon

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